Seize

Chris trouva Marguerite dans son bureau au premier étage, en train de crier dans son téléphone de poche. Les images vidéo transmises en direct par l’Œil emplissaient le moniteur mural.

Elles ne lui firent pas bonne impression. Elles semblaient de mauvaise qualité – striées de lignes parasites et de petits points blancs fugaces. Pire, le Sujet traversait des conditions météorologiques extrêmement mauvaises, des rubans d’ocre et de rouille, une tempête de poussière si terrible qu’elle menaçait de le dissimuler des pieds à la tête.

« Non, s’énervait Marguerite. Je me fous de ce que dit Hubble Plaza. Allons, Charlie, tu sais bien ce que ça signifie ! Non ! J’arrive. Bientôt. » Apercevant Chris, elle ajouta : « Dans un quart d’heure. »

La première cartographie à haute altitude d’UMa47/E avait révélé la présence saisonnière de tempêtes de poussière d’une intensité presque martienne, surtout dans l’hémisphère Sud. Chris se dit que celle-là devait sortir de la norme, le Sujet n’ayant pas parcouru plus de cent cinquante kilomètres depuis Homardville, qui se situait à une bien plus grande distance que cela au nord de l’équateur. Ou peut-être était-elle tout à fait naturelle, élément d’un cycle long non détecté par les surveillances préliminaires.

Le Sujet s’enfonçait dans l’atmosphère opaque, le torse incliné. Son image pâlit, redevint limpide, s’affaiblit à nouveau. « Charlie craint qu’on ne le perde complètement, dit Marguerite. Je vais à l’Œil. »

Chris la suivit en bas. Dans le salon, Tess regardait les programmes que proposait Télé Blind Lake le samedi en matinée. Un dessin animé dans lequel des lapins au museau surmonté d’énormes lunettes cultivaient des carottes dans des vases à bec et des alambics médiévaux. Sa tête rebondissait en douceur et en rythme sur le canapé.

« Tu avais dit qu’on irait faire de la luge, rappela-t-elle.

— Chérie, j’ai une urgence au boulot. Je te l’ai dit. Chris va s’occuper de toi, d’ac ?

— Je devrais pouvoir l’y emmener, dit Chris. Sauf que ça fait une sacrée trotte.

— C’est vrai ? demanda Tess. On peut ? »

Marguerite pinça les lèvres. « Je suppose, mais je ne veux pas que tu fasses l’aller-retour à pied. Mme Colangelo a dit qu’on pourrait emprunter sa voiture en cas de besoin… Chris va étudier ça. »

Il promit de poser la question, ce qui amadoua Tess, et Marguerite enfila sa parka. « Si je ne suis pas rentrée pour le dîner, il y a à manger dans le congélateur, Soyez créatifs.

— Le problème est grave ?

— Ça n’a vraiment pas été simple de faire en sorte que les O/BEC se concentrent sur un seul individu. Si on le perd dans la tempête, on n’arrivera peut-être pas à le retrouver. Pire, il y a une grosse perte de signal en ce moment, et Charlie ne sait pas pourquoi.

— Vous pensez pouvoir faire quelque chose ?

— Pas sur le plan technique. Mais il y a des gens à Hubble Plaza qui n’attendent qu’une occasion comme celle-là pour abandonner le Sujet. Je ne veux pas que cela se produise. Je vais leur mettre des bâtons dans les roues.

— Bonne chance.

— Merci. Et merci de tenir compagnie à Tess. Je me débrouillerai pour rentrer avant qu’elle aille se coucher. »

Elle se précipita à l’extérieur.

 

Par esprit de corps, Chris appela Élaine pour l’informer de la crise en cours à l’Allée. Elle dit qu’elle découvrirait ce qu’elle pourrait. « Les choses deviennent bizarres, dit-elle. Je commence à penser qu’il faudrait se préparer au coup dur. »

Il dut admettre se sentir lui-même un peu nerveux. Presque quatre mois de quarantaine, et on avait beau essayer de l’ignorer ou de la justifier, cela signifiait qu’il se passait quelque chose de prodigieusement mauvais – peut-être dehors, peut-être dedans. Quelque chose de mauvais, de dangereux et de caché qui finirait par venir avec bruit en pleine lumière.

Mme Colangelo, qui gérait le magasin de vêtements du centre commercial de Blind Lake, avait en réalité pris sa retraite depuis le blocus. Elle le laissa emprunter son petit roadster Marconi vert citron, et Tess chargea sa luge à l’arrière, une luge en bois, à l’ancienne. Elle expliqua que la plupart des gamins utilisaient des chambres à air ou des traîneaux en plastique, mais qu’elle avait repéré cette luge (une vraie, insista-t-elle) dans une boutique d’occasion et supplié sa mère de l’acheter. C’était à Crossbank, plus vallonné que Blind Lake mais aussi très arboré – au moins, ici, elle ne percuterait pas d’arbres.

Tess restait une énigme pour Chris. Elle lui rappelait sa sœur Portia de beaucoup (peut-être trop) de manières, par son obstination, son imprévisibilité, son irascibilité. Mais Porry avait été une grande bavarde, surtout quand elle se découvrait une nouvelle passion. Tess ne parlait que de temps en temps.

Elle garda le silence pendant les cinq premières minutes du trajet, mais il faut croire qu’elle aussi pensait à Portia : « Ta sœur allait skier, des fois ? » demanda-t-elle.

Depuis l’épisode de la fenêtre, Tess était venue plusieurs fois le trouver pour qu’il lui parle de Porry. Fille unique, Tess semblait fascinée par l’idée que Chris avait été grand frère – moins qu’un parent, plus qu’un ami. Elle semblait penser que Portia avait mené une existence de rêve. Faux. Portia avait été enterrée sous la pluie dans un cimetière de Seattle, victime de la forme la plus aiguë de la maladie mortelle qu’était l’âge adulte. Bien entendu, il ne le dirait pas à Tess. « Il ne neigeait pas souvent là où on a grandi. Ce qu’on avait de plus proche de la luge consistait à descendre sur des chambres à air les pentes d’une petite station dans les montagnes.

— Portia aimait ça ?

— Au début, non. Elle avait plutôt peur. Mais après deux ou trois descentes, elle a décidé que c’était marrant.

— Je pense qu’elle aimait ça, sauf qu’elle avait froid.

— C’est vrai, elle n’aimait pas beaucoup le froid. »

Élaine l’avait accusé de « se mettre en ménage » chez Marguerite. Il se demanda si c’était vrai. Au cours des dernières semaines, il était presque devenu partie intégrante de l’univers de Marguerite et Tessa Hauser, comme malgré lui. Non, faux, pas malgré lui : il avait effectué chaque pas de bon cœur. Mais l’ensemble de ces pas avait constitué un voyage imprévu.

Il n’avait pas encore couché avec Marguerite, mais à en croire tous les signaux qu’il arrivait à déceler, c’était là où son voyage le conduisait. Et il ne s’agissait pas d’une gentille petite affaire passagère, d’une aventure sans lendemain ou même d’une aventure de blocus explicite, l’échange de chaleurs sans promesses exprimées ou sous-entendues. Les enjeux étaient beaucoup, beaucoup plus élevés.

Était-ce ce qu’il voulait ?

Marguerite lui plaisait, tout ce qu’il savait d’elle lui plaisait. Chacune de leurs conversations nocturnes – et il y en avait eu beaucoup, ces derniers temps – les avait rapprochés. Elle n’hésitait pas à se raconter. Elle parlait sans gêne de son enfance (elle avait vécu avec son pasteur presbytérien de père dans un presbytère d’une petite banlieue dortoir – et étape ferroviaire – près de Cincinnati, une maison vieille de soixante-dix ans avec une véranda ouverte en bois), de son travail, de Tess, et parfois, avec plus de réticence, de son mariage. Rien dans sa vie quelque peu protégée ne l’avait préparée à Ray, qui avait prétendu l’aimer mais ne cherchait qu’à meubler sa vie d’une femme à la manière conventionnelle, Ray qui considérait la cruauté comme la baise ultime. Les hommes de ce genre abondaient sur terre, mais Marguerite n’en avait jamais rencontré. Il s’en était suivi neuf ans de cauchemar instructif.

Et que voyait-elle en Chris ? Pas tout à fait le contraire de Ray, mais peut-être une image plus bienveillante de la masculinité, quelqu’un à qui elle pouvait se confier, sur qui elle pouvait s’appuyer sans redouter de châtiment. Cela le flattait, mais c’était une opinion mal avisée. Non qu’il soit incapable d’aimer. Il avait adoré son travail, sa famille, sa sœur Portia, mais ce qu’il aimait avait tendance à tomber en miettes entre ses doigts, déchiré par son désir maladroit de le protéger.

Il ne la ferait jamais souffrir de la manière dont Ray l’avait tait souffrir, mais sur le long terme, il pourrait bien s’avérer tout aussi dangereux.

Tess lui avait indiqué le meilleur endroit pour la luge : de petites collines cinq cents mètres après l’Allée, là où la route d’accès se terminait en cul-de-sac goudronné. Les tours de refroidissement de l’Œil apparurent à gauche de la route, sentinelles sombres dans un paysage blanc. Tess brisa à nouveau le silence : « Portia avait des problèmes à l’école ?

— Bien sûr. Tout le monde en a, de temps en temps.

— Je déteste l’éducation physique.

— Moi, je n’ai jamais réussi à grimper à la corde.

— On n’en est pas encore là. Mais il faut qu’on porte ces stupides vêtements de gym. Portia faisait des cauchemars ?

— Parfois.

— À quoi ils ressemblaient ?

— Eh bien… Elle n’aimait pas en parler, Tess, et je lui ai promis de ne pas les raconter. »

Tess le jaugea du regard. Elle est en train de décider si elle peut me faire confiance, se dit Chris. Tess n’accordait pas sa confiance à la légère. La vie lui avait appris qu’on ne pouvait pas se fier à tous les adultes – une dure leçon, mais qui valait le coup.

Et s’il gardait toujours les secrets de Portia, il garderait peut-être ceux de Tessa. « Maman t’a parlé de la Fille-Miroir ?

— Non. C’est qui ?

— C’est ce qui ne va pas en moi. » Un autre regard oblique. « Tu savais que quelque chose n’allait pas en moi, non ?

— Je me suis un peu posé la question, le soir où il a fallu aller à la clinique.

— Je la vois dans les miroirs. C’est pour ça que je l’appelle la Fille-Miroir. » Elle marqua un temps d’arrêt. « Je l’ai vue dans la fenêtre, ce soir-là. Elle m’a prise par surprise. Ça m’a énervée, j’imagine. »

Chris sentit la gravité de la confession. Il fut flatté que Tess ait abordé le sujet avec lui.

Il leva le pied de l’accélérateur pour prolonger un peu la conversation.

« Elle me ressemble mais ce n’est pas moi. C’est ça que personne ne comprend. Alors, qu’est-ce que t’en penses ? Je suis folle ?

— Je n’en ai pas l’impression.

— Je n’en parle pas car les gens me croient cinglée. Je le suis peut-être.

— Ça arrive, qu’on ne comprenne pas ce qu’il se passe. Ce n’est pas pour autant qu’on est cinglé.

— Et pourquoi personne d’autre ne la voit ?

— Je n’en sais rien. Qu’est-ce qu’elle veut ? »

Tess haussa les épaules avec irritation. On avait dû lui poser cette question trop souvent. « Elle ne le dit pas.

— Elle parle ?

— Pas avec des mots. Je pense qu’elle veut juste que je fasse attention aux choses. Je pense qu’elle ne peut pas faire attention si moi je ne fais pas attention. Est-ce que ça tient debout ? Mais c’est juste ce que je pense. Juste une théorie.

— Portia parlait à ses jouets, des fois.

— Ce n’est pas la même chose. Ça, c’est les gamins qui le font. » Elle roula des yeux. « Edie Jerundt parle à ses jouets. »

Mieux valait que ça sorte tout seul. C’était déjà bien que Tess se soit confiée à lui. Il conduisit en silence jusqu’au bout de la route, jusqu’au cul-de-sac où on voyait déjà une demi-douzaine de voitures garées.

La pente la plus forte de la colline blanche de neige était mouchetée de lugeurs, de surfeurs et de parents complaisants.

« Beaucoup d’avions, dans le coin, aujourd’hui », remarqua Tess en descendant de voiture.

Chris jeta un coup d’œil dans le ciel mais sans rien voir d’autre qu’une tache argentée au loin sur l’horizon. Encore une remarque sibylline de Tess, « Tu m’aideras à tirer la luge en haut ? demanda-t-elle.

— Bien sûr.

— Et tu descendras avec moi ?

— Si tu veux. Mais je te préviens, je n’ai pas touché à une luge depuis des années.

— Tu m’as dit que vous n’en aviez pas. Que vous utilisiez juste des chambres à air.

— Je voulais dire que je n’avais pas glissé sur de la neige jusqu’en bas des collines depuis des années.

— Depuis que Portia était petite ?

— Voilà.

— Bon, allez, viens ! dit Tess.

 

Tess avait conscience, à tout moment, de la présence croissante et pressante de la Fille-Miroir.

Celle-ci glissait sur la moindre surface réfléchissante comme un fantôme insaisissable. Elle vacillait sur les fenêtres, sur le capot et les flancs bleu lustré de l’automobile. Tess avait même conscience des quelques flocons épars lâchés par un ciel haut et gris. Elle avait étudié les flocons de neige en classe de science : ils illustraient le concept de symétrie. La glace, pensa-t-elle, comme le verre, repliée en miroirs angulaires. Elle imagina la Fille-Miroir dans chacune des facettes invisibles de la neige en train de tomber.

En fait, Tess ne se sentait pas très bien. Oppressée par la Fille-Miroir comme par un lourd brouillard asphyxiant, elle finissait par avoir du mal à penser à autre chose. Peut-être en avait-elle trop raconté à Chris. Dire le nom de la Fille-Miroir n’avait sans doute pas été une bonne idée. Peut-être n’aimait-elle pas qu’on parle d’elle.

Mais Tess attendait cette sortie en luge avec impatience depuis le début de la semaine et elle n’allait pas laisser la Fille-Miroir la lui gâcher.

Chris tira la luge jusqu’en haut de la colline. On y montait doucement par un long sentier avant de redescendre par une pente forte. Tess arriva au sommet un peu essoufflée, mais la vue lui plut. Elle trouva curieux qu’on en voie tellement davantage du haut d’une si petite colline. Elle contempla les tours sombres de l’Allée puis les carrés blancs de Hubble Plaza, avec les magasins et les maisons groupés autour. Les routes, nettes et précises, semblaient celles d’une carte routière. Celle de Constance passait par le portail sud pour s’enfoncer dans le lointain tacheté de neige comme une ligne gravée dans du métal blanc. Le vent tirait sur les cheveux de Tessa, qui sortit son bonnet de la poche de son blouson pour l’enfoncer jusqu’aux sourcils sur le crâne.

Elle ferma les yeux et vit des avions. Pourquoi des avions ? La Fille-Miroir se faisait beaucoup de soucis pour les avions, en ce moment.

Pour un petit appareil à hélices et un plus gros à réaction qui fondait sur lui tel un oiseau de proie. Où ça ? Le ciel très nuageux ne révélait pas grand-chose, même s’il s’agissait de fins nuages d’altitude. Ce bourdonnement dans mes oreilles peut provenir d’un avion, se dit Tess, ou juste du vent qui agite le col de mon blouson, ou même de la pulsation de mon sang.

Ses doigts lui cuisaient mais elle avait le corps bien au chaud sous ses vêtements. J’ai chaud, j’ai froid, pensa-t-elle.

« Tess ? l’appela Chris. Ça va ? »

En général, les gens lui posaient cette question quand elle se comportait de manière bizarre, en restant immobile trop longtemps ou en regardant quelque chose trop fixement. Mais qu’est-ce que ça pouvait bien leur faire ? Qu’y avait-il de si curieux à rester debout à réfléchir ?

Peut-être était-ce cela que la Fille-Miroir voyait ou voulait que Tess voie : le grand et le petit avion. Le petit, jaune vif, avait des numéros sur les ailes mais pas d’immatriculations militaires. Il était plus volumineux que le genre d’appareils utilisés pour épandre de l’insecticide, mais pas de beaucoup. Il lui apparaissait avec netteté lorsqu’elle fermait les yeux, mais cela la déroutait aussi, comme si elle regardait l’avion de trop d’angles à la fois. C’était un avion à facettes, un avion kaléidoscope, un avion dans un miroir plein d’angles.

Chris lui tendit la corde de la luge, Tess la serra dans sa main et essaya de se concentrer sur la descente – qui lui sembla soudain davantage une corvée qu’un plaisir. La neige crissait et gémissait sous le poids des patins en bois. Quelque part au pied de la pente, des gens riaient. Puis les avions détournèrent à nouveau son attention. Pas seulement le petit, mais le grand aussi, celui à réaction, qui se trouvait encore loin de l’autre mais le traquait avec ténacité, puis…

Tess lâcha la corde. La luge partit toute seule sur la pente et Chris dut la rattraper.

Il s’agenouilla devant elle. « Tess, qu’est-ce qu’il se passe ? Qu’est-ce qui ne va pas ? »

Elle vit ses grands yeux inquiets mais ne put lui répondre. Le jet s’était approché de plusieurs kilomètres en quelques secondes à peine. Quelque chose s’en écarta alors – un missile, supposa Tess – et brilla entre les deux appareils comme un reflet dans un cristal fracturé.

Pourquoi personne d’autre ne le voyait-il ? Pourquoi les gens sur la colline continuaient-ils à rire et à s’amuser ? Étaient-ils désorientés par la neige et ses millions de millions de miroirs ? « Je ferais peut-être mieux de te ramener à la maison », dit Chris qui, de toute évidence, ne le voyait pas non plus. Tess voulut lui montrer. Elle tendit le bras et déplia les doigts, son index suivit l’invisible arc de cercle du missile, une ligne comme le trait laissé par un pinceau d’une minceur infinie sur la page blanche du ciel ; elle dit : « Là… »

Mais ensuite, tout le monde entendit l’explosion.

 

À l’Allée, Charlie Grogan accueillit Marguerite devant son bureau. « Viens, allons au Contrôle », lui dit-il, laconique. « Ça devient de plus en plus bizarre. »

La tension qui habitait Charlie lui sauta aux yeux, durant leur descente en ascenseur. L’Œil se situait loin sous terre, une ironie que Marguerite avait autrefois appréciée à sa juste valeur. Le joyau est dans le lotus, l’Œil dans la terre. Ce qu’il y a de mieux pour vous voir, mon cher. Cela ne semblait pas spécialement drôle, à ce moment-là.

« Je peux traiter tous les appels provenant de Hubble Plaza, dit-elle, sauf ceux de Ray lui-même. S’il appelle en se prévalant de sa supériorité hiérarchique, je n’aurai guère d’autres solutions que de prétendre que le téléphone est cassé.

— En toute franchise, Hubble Plaza n’est pas notre problème n°1 en ce moment. On a dû convoquer les deux équipes techniques, celle de jour et celle de nuit. Elles ont ôté et remplacé deux des unités d’interface. Pire, et je sais que tu n’as aucune envie d’entendre ça, on a de gros soucis avec les O/BEC. »

Les O/BEC. Même Charlie, disait-on, en parlait comme d’« une technologie touchez-du-bois ». Marguerite s’y connaissait très peu en informatique quantique : elle ne prétendait pas comprendre les subtilités des cylindres O/BEC.

Arranger une série d’O/BEC en un ensemble auto-évolutif « organique » était une expérience qui n’aurait jamais dû fonctionner, selon elle. Cela donnait des résultats imprévisibles à vous faire froid dans le dos, et elle se souvint de ce que Chris lui avait dit (ou répété) : Ça pourrait s’arrêter n’importe quand. Ça pourrait, en effet. Et c’était peut-être pour tout de suite.

Mais, mon Dieu, non, pas maintenant, pas quand ils se trouvaient si près d’une connaissance plus profonde, pas quand le Sujet courait un danger mortel.

Marguerite n’avait jamais vu la salle de contrôle et d’interface aussi bondée. Les techniciens, certains lancés dans une discussion passionnée, s’agglutinaient autour des moniteurs système. Elle vit avec consternation que le grand écran principal, la transmission en direct, restait complètement vide. « Qu’est-ce qu’il s’est passé, Charlie ? »

Il haussa les épaules. « Perte d’intelligibilité. Temporaire, à notre avis. Due à un blocage d’E/S, pas à une panne système totale.

— On a perdu le Sujet ?

— Non, comme je l’ai dit, c’est un problème d’interface. L’Œil continue à l’observer, mais nous avons du mal à communiquer avec l’Œil. » Il haussa légèrement les épaules comme pour dire : C’est ce qu’on pense, du moins.

« On a déjà connu cette situation par le passé ?

— Pas à ce point, non.

— Mais vous pouvez réparer ? »

Il hésita, « Sans doute, finit-il par dire.

— On avait encore une image il y a vingt minutes. Qu’est-ce qu’il faisait quand vous l’avez perdu ?

— Le Sujet ? Il s’était accroupi derrière une espèce d’obstacle quand tout est devenu gris.

— Tu penses que c’est à cause de la tempête ?

— Marguerite, personne n’en sait rien. On ne comprend pas le millième de ce que font les O/BEC. Comme ils peuvent voir à travers des murs de pierres, une tempête ne devrait pas les gêner. Mais la visibilité est gravement compromise, alors peut-être que l’Œil a plus de travail pour rester fixé sur une cible mouvante, peut-être que c’est ce qui nous pose problème en ce moment. Tout ce qu’on peut faire, c’est traiter les problèmes périphériques au fur et à mesure de leur apparition. Garder la température conforme aux spécifications, assurer la stabilité des puits quantiques. » Il ferma les yeux et passa la main sur le chaume de son crâne.

Nous n’aimons pas le reconnaître, se dit Marguerite, mais nous utilisons une technologie que nous ne comprenons pas. Une « structure dissipatrice » capable de développer sa propre complexité – capable de croître bien au-delà de la compréhension intellectuelle que nous en avons. Pas vraiment une machine mais un processus à l’intérieur d’une machine, l’évolution en miniature, à sa façon une nouvelle forme de vie. Nous nous sommes contentés de la mettre en route. De la mettre en route, et de la plier à nos besoins.

Faisant de nous la seule espèce dotée d’un œil plus complexe que son cerveau.

Les lumières du plafonnier vacillèrent et diminuèrent. Les moniteurs à bus de tension bêlèrent un signal d’alarme strident.

« S’il te plaît, Charlie, dit Marguerite, ne le laisse pas nous échapper. »

 

Chris suivait le geste brusque de Tessa lorsqu’il entendit l’explosion. Un son pas particulièrement fort, pas plus que celui d’une porte qu’on claque, mais plus lourd, chargé de nuances ondulantes, comme le tonnerre. Il se redressa et fouilla le ciel du regard. Les autres personnes firent de même, du moins toutes celles qui ne s’étaient pas encore lancées sur la pente.

Il vit d’abord un anneau de fumée en train de grandir, peu visible sur ce fond de ciel patchwork de bleu et de nuages d’altitude… puis l’avion lui-même, au loin, tombant vers la terre en une courbe oblique.

Il tombait, mais gardait quelques ressources. Le pilote semblait se démener pour reprendre le contrôle. C’était un petit avion, un appareil privé, jaune canari, sans rien de militaire : Chris le vit en silhouette alors qu’il volait un instant à l’horizontale, en parallèle à peut-être cinquante ou soixante mètres au-dessus de la route sortant de Blind Lake. Il approche, comprit-il. Il essaye peut-être d’atterrir sur la route.

Puis l’appareil vacilla à nouveau, vira soudain de bord en lâchant une bouffée de fumée noire.

Son arrivée se passait mal, et il approchait de plus en plus. « Couche-toi, dit-il à Tess. Par terre. Vite. »

La fillette resta raide, sans un mouvement, le regard fixe. Chris la plaqua dans la neige et la couvrit de son corps. Certains des lugeurs se mirent à hurler. Pour le reste, le silence de l’après-midi était devenu sinistre : les moteurs de l’avion s’étaient arrêtés. Cela devrait faire plus de bruit, pensa Chris. Tout ce métal en train de tomber.

L’appareil toucha le sol à l’extrémité nord du parking circulaire, redressant le nez au dernier instant avant de percuter une camionnette Ford rouge vif, transformant toute son énergie cinétique en un éventail de débris rouge et jaune qui créèrent sillons et cratères dans la neige. Le corps de Tessa trembla au bruit. Les éclats volèrent vers l’est, loin de la colline, et continuaient à tomber dans un crépitement assourdi par la neige lorsque l’épave s’embrasa.

Chris tira Tess en position assise.

Elle se redressa comme catatonique, les bras raidis contre les flancs. Son regard restait fixe et ne cillait pas.

« Tess, dit-il, écoute-moi. Il faut que j’aille aider, mais je veux que tu restes ici. Boutonne-toi si tu as froid, demande à un autre adulte si tu as besoin d’aide, à part ça, attends-moi, tu as compris ?

— Je crois.

— Attends-moi.

— T’attendre », dit-elle d’une voix sourde.

Il n’aimait pas l’expression de son visage ni la manière dont elle parlait, mais elle ne souffrait d’aucune blessure physique et il y avait peut-être des survivants dans l’épave en feu. Chris la serra dans ses bras pour essayer de la rassurer puis bondit en bas de la pente, ses pieds trouant la neige comprimée et lissée par les luges.

Il atteignit l’avion en flammes en même temps que trois autres adultes, deux hommes et une femme, a priori des parents venus faire de la luge avec leurs enfants. Il s’avança aussi près qu’il l’osait de l’incendie, de la chaleur qui lui cuisait le visage et évaporait la neige dans l’air. On apercevait, par plaques noires et trempées, l’asphalte du parking sous la neige. Chris voyait assez bien la camionnette – le toit en avait été arraché – pour être sur qu’il n’y avait personne à l’intérieur. On ne pouvait en dire autant du petit avion. Derrière son moteur dévoré par des flammes acharnées, une forme humaine se battait contre le verre terni de la porte de la cabine.

Chris ôta sa veste en tissu et se l’enroula autour de la main droite.

Plus tard, Marguerite lui dirait qu’il avait agi « en héros ». Peut-être. Il n’en avait pas eu l’impression. L’évidence de ce qu’il fallait faire s’était imposée à lui, il n’aurait peut-être rien tenté si le feu avait été plus violent ou si l’avion avait contenu davantage de carburant. Mais il ne se souvenait pas avoir pesé les risques. Il n’avait pensé qu’à ce qu’il fallait faire.

Il sentit la chaleur lui cuire la peau du visage, et dans son dos des bourrasques d’air glacé souffler en direction des flammes. La silhouette à peine visible dans la cabine de métal froissé tressaillit puis cessa tout mouvement. La portière lui sembla brûlante, même à travers plusieurs épaisseurs de veste. Elle était entrebâillée, mais coincée dans son cadre. Chris la mania en vain, recula pour inspirer une bouffée d’air frais, puis donna de toutes ses forces un coup de pied dans l’aluminium en accordéon. Une fois, deux fois, trois fois, jusqu’à ce que le métal plie assez pour qu’il arrive à s’accrocher, à agripper la porte à travers les épaisseurs de sa veste désormais fumante puis à faire levier.

Le pilote culbuta comme un sac de viande sur le sol humide, la tête désormais chauve et noircie aux endroits qui n’étaient pas d’un horrible rouge de viande grillée. Il portait des lunettes d’aviateur, avec un verre manquant et l’autre craquelé. Mais il respirait. Sa poitrine se soulevait et s’abaissait en vagues de crête.

Les hommes derrière Chris se précipitèrent et approchèrent suffisamment pour tirer le pilote à l’écart de l’épave. Chris se retrouva à hésiter sans but. Était-il censé faire autre chose ? La chaleur lui tournait la tête.

Il sentit une main sur son épaule, sentit qu’on l’éloignait des flammes. À peine quelques pas plus loin, l’air semblait spectaculairement plus froid, plus mordant qu’il ne l’avait été sur la colline avec Tess. Il tituba puis s’assit sur le capot d’une automobile intacte et laissa sa tête s’affaisser. On lui apporta une bouteille d’eau qu’il vida presque d’un coup, mais qui lui donna encore plus la nausée. Il entendit une ambulance approcher toutes sirènes hurlantes sur la route de Blind Lake.

Tess, pensa-t-il. Tess sur la colline.

Combien de temps avait passé ? Il chercha du regard la fillette sur la pente. Tout le monde en était descendu pour se rassembler sur le parking à distance prudente de l’avion en flammes. Tout le monde sauf Tess. Il lui avait dit de ne pas bouger et elle l’avait pris au pied de la lettre. Il l’appela, mais elle se trouvait trop loin pour l’entendre.

Tant bien que mal, il remonta sur la colline. Tess restait immobile, les yeux fixés sur l’épave. Elle ne lui répondit pas lorsqu’il l’appela. Mauvais signe. Chris la supposa en état de choc ou quelque chose de ce genre.

Il s’agenouilla devant elle, plaça son visage dans son champ de vision et posa ses mains sur les petites épaules. « Tess, dit-il. Tess, ça va ? »

Elle ne réagit pas tout de suite. Puis elle frissonna. Tout son corps trembla. Elle cligna des yeux et ouvrit la bouche en silence.

« Il faut qu’on aille te mettre au chaud », dit-il.

Elle s’appuya sur lui et se mit à pleurer.

 

Marguerite perdit Charlie de vue dans le bruyant chaos qui agitait la salle de contrôle.

Une obscurité absolue régna une fraction de seconde durant – panne électrique totale. Puis les lumières se rallumèrent avec quelques hésitations et la salle se remplit de voix. Marguerite alla se mettre à l’écart dans un coin désert qu’elle venait de repérer. Ne pouvant rien faire pour les aider, elle préférait éviter de les gêner.

Il s’était produit quelque chose de mauvais, quelque chose qu’elle ne comprenait pas, quelque chose qui rendait les ingénieurs frénétiques. Elle se concentra sur le grand écran mural, celui des images en direct de l’Œil et qui, hélas, restait vide. Ça pourrait s’arrêter n’importe quand.

Son téléphone bourdonna. Elle l’ignora. Elle aperçut Charlie et l’observa qui faisait le tour de la pièce pour coordonner les activités. Comme elle ne pouvait rien faire – du moins pour aider –, elle fut prise d’un sentiment de perte. Perte d’intelligibilité. Perte d’orientation. Perte de la vision. Perte du Sujet, avec qui elle avait souffert pour traverser un désert jusqu’au cœur d’une tempête de poussière. À intervalles réguliers, l’écran mural explosait en cascades de couleurs stochastiques. Marguerite ne le quittait pas du regard et essayait, en vain, d’en extraire une image. Pas de signal, juste du bruit. Rien que du bruit.

Quelques indicateurs de plus au vert, entendit-elle dire quelqu’un. Était-ce bon signe ? Apparemment. Charlie approchait, et s’il ne souriait pas, il affichait une expression moins grave qu’auparavant – combien de temps auparavant ? Une heure ?

« On arrive à récupérer quelques petits trucs, annonça-t-il.

— Une image ?

— Peut-être.

— On a perdu le Sujet ou pas ?

— Regarde. »

Elle se tourna à nouveau vers l’écran, qui se remplissait d’une nouvelle lumière. De minuscules mosaïques digitales, assemblées dans les profondeurs insondables des cylindres O/BEC. Le blanc fondit en un brun fauve. Le désert. C’est reparti, pensa Marguerite, et un frisson de soulagement parcourut sa colonne vertébrale… mais où était le Sujet ? Et en quoi consistait ce vide vierge ?

« Du sable », murmura-t-elle. De petits grains de silicate que le vent ne dérangeait pas. La tempête devait être terminée. Mais le sable ne restait pas immobile. Il s’élevait comme pour former un monticule et glissait dans tous les sens.

Le Sujet se hissa hors du sable qui le recouvrait. Bien qu’enseveli par le vent, il avait survécu. Il se releva à l’aide de ses bras manipulateurs et se tint debout, chancelant un peu, dans l’étonnante lumière du soleil. La caméra virtuelle monta avec lui. Derrière le Sujet, Marguerite vit la tempête de sable sur l’horizon où elle s’était retirée, traînant des vortex noirs comme des queues de jument.

Tout autour du Sujet se dressaient des lignes et des angles de pierre. De vieilles colonnes de pierre, des structures pyramidales et des fondations récurées par le sable. Les ruines d’une ville.

 

Blind Lake
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